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Pourquoi je ne suis pas Charlie Hebdo

Il paraît que c'est pas le moment. Il paraît que c'est pas décent. Que dire « je ne suis pas Charlie Hebdo » c'est cracher à la gueule de la Liberté, de la République.

Mais en même temps, le jour même du meurtre de dessinateurs, de journalistes, de policiers, les manifestations de soutien voient se dérouler quelques agressions de personnes voilées, on brûle un Coran, dit-on. Et partout, fleurissent les hommages, les couronnes de fleurs, la présentation de ceux qui « défendaient la liberté d'expression » comme des « martyrs », et bien sûr, le très repris « Je suis Charlie Hebdo ».

Les mouvements d'idées vont vite. Très vite. Surtout quand un pays est en état de choc. Surtout quand leur véhicule est l'émotion. C'est pourquoi je prends le parti d'être indécente, de choquer, de cracher, dit-on, à la gueule de la Liberté, de la République.

 

Je ne suis pas Charlie Hebdo, et les journalistes assassinés ne sont pas des trublions morts en héros, en défendant la République. Et c'est important à mes yeux de le rappeler dès aujourd'hui parce qu'en le disant, en multipliant les hommages, on justifie leurs œuvres, on les soutient, on rappelle à ceux qui auraient préféré qu'elles disparaissent, ceux qu'elle a profondément blessés, qu'ils ont obscurantistes, contre la République.

Les dessins de Charb étaient régulièrement racistes, islamophobes, sexistes. Ils choquaient, faisaient réagir, faisaient rire, parce qu'ils étaient racistes, islamophobes, sexistes. C'est pour cette raison uniquement qu'ils alimentaient une certaine opinion, qu'ils nourrissaient un certain débat public. C'est par le choc qu'ils produisaient en agressant des gens – car ce choc fait réagir. Ce n'était pas parce qu'ils défendaient « la liberté d'expression ». Par définition, les journalistes de Charlie Hebdo ne défendaient pas « la liberté d'expression » (pas que je sache, et en tout cas pas dans le cadre de leurs caricatures), par définition ils ne défendaient que leur propre expression et leur droit de voir leur propre œuvre diffusée partout. Ça n'est pas pareil.

« Défendre la liberté d'expression » signifie, à mon sens, « défendre le droit de n'importe qui à dire ce qu'il veut ». Si vous dites que Charlie Hebdo devait voir ses numéros publiés sans censure, vous défendez la liberté d'expression. VOUS la défendez, mais ce n'est pas Charlie Hebdo qui le fait.

 

Prenons une comparaison qui me semble probante. Imaginez une figure archétypale bien connue des dîners de famille bourgeois. Tonton Raciste. Tonton Raciste dit des trucs insupportables à table chaque fois qu'il est invité à un repas de famille, des trucs du genre « leur religion n'est pas une religion, elle incite à la haine », « on est envahi », « on perd notre identité française », bref, tout l'arsenal habituel des Tontons Racistes. Je vous refais pas le tableau.

Dans ce cadre, en écoutant Tonton Raciste, diriez-vous qu'il est en train de défendre la liberté d'expression ? Personnellement je ne le ferais pas. Tonton Raciste ne défend pas « la liberté d'expression », il ne défend que son point de vue. Par contre, si vous tenez à ce qu'on l'invite quand même au repas et qu'on ne le fasse pas taire, VOUS défendez la liberté d'expression.

Imaginons maintenant qu'entre deux bouchée de choucroute, entre deux arguments particulièrement malsains que Tonton Raciste développe, un individu entre dans la maison, s'écrie « tu mourras à cause des insultes envers ma religion », et tue de sang froid Tonton Raciste devant toute la tablée sidérée et s'enfuit par la fenêtre.

Ce qui vient de se passer est clairement horrible, et on n'aura jamais assez de mots pour exprimer à quel point Tonton Raciste ne méritait pas de mourir, avait droit à mener sa vie, à être ce qu'il était et exprimer ce qu'il voulait. Ce sont des faits. J'aimerais franchement ne pas choquer toute la famille et ne pas salir toute la mémoire de Tonton Raciste, mais je crois en revanche que si on grave sur sa tombe « mort en défendant la liberté d'expression », je me sentirais obligée de réagir. Si on y met une statuette de Tonton Raciste, le poing levé, menant une armée héroïque de libérateurs, et mort au combat de la Liberté, j'aurais vraiment un gros problème.

Vous voyez, j'aimais Tonton Raciste, c'était un gentil individu qui faisait de très bonnes tartes aux fraises et avait beaucoup d'attention pour les enfants de la famille, mais il n'est pas mort en défendant la liberté d'expression. Par contre, si moi je défends sa mémoire et son droit de parler, je défends clairement une idée de la liberté d'expression.

 

Revenons à Charlie Hebdo. Pourquoi je ne souhaite pas faire le glissement, pourquoi voir que ce glissement est apparemment consensuellement admis me sidère, m'alarme assez pour que je prenne la parole ? Pourquoi, de façon indécente, irrespectueuse, je rappelle que des morts, des personnes assassinées hier, avaient tenu des propos très blessants et très discriminants ?

Parce que dire que ces dessinateurs tués étaient des héros de la liberté d'expression, sont morts au combat, revient à dire que tenir publiquement les propos qu'ils tenaient était en soi un combat pour la République. Donc cela revient à dire que les personnes qui étaient blessées et auraient voulu qu'ils ne tiennent pas ces propos sont, par nature, parce qu'ils étaient blessés, des ennemis de la République.

Qu'on soit un ennemi de la Liberté en assassinant ces journalistes, il me semble assez sain que cela fasse consensus. Il me semble normal, vital, qu'on en soit choqué, qu'on réagisse ensemble.

Qu'on soit un ennemi de la Liberté en exprimant qu'on ne trouve pas normal qu'un journal public s'essuie les pieds sur la religion et l'identité de minorités du pays, c'est quand même plus difficilement recevable. J'ai l'impression qu'en ce moment on est en train de remettre les pires unes de Charlie Hebdo sous les yeux des musulmans de France et de leur crier « si vous ne les trouvez pas saines et bonnes, alors vous ne respectez pas les morts, alors vous justifiez qu'on les tue, vous êtes complices de leur mort ».

 

Parce que représenter les journalistes de Charlie Hebdo en « trublions » « irréverrencieux » de la République signifie que l'on soutient sans conditions tous leurs propos et toutes leurs images comme étant sains,

parce que ce faisant on pointe du doigt ceux qui se sont battus contre ces propos et ces images comme étant malsains,

parce que sous l'émotion les idées circulent vite, qu'un pays choqué a vite fait de prendre des mesures de protection et de méfiance extrême, et qu'il faut donc hélas être vigilant dès maintenant.

Je ne suis pas Charlie Hebdo.

 

Mais je voudras avoir une pensée à la mémoire de ceux qui ont perdu la vie, aussi bien les journalistes de Charlie Hebdo, victimes de cette attaque, que toutes les victimes quotidiennes, moins visibles, de l'islamophobie dans notre pays. Toutes ces personnes méritent le respect et la dignité.

 

 

EDIT : on me signale dans l'oreillette que le mot d'ordre est "Je suis Charlie" et non "Je suis Charlie Hebdo".
Apparemment selon mon commentateur affolé c'est TRÈS TRÈS IMPORTANT et ça change sûrement TOUT LE SENS DE CE MOUVEMENT, donc voilà, mea culpa.
C'est "Je suis Charlie". Pardon. J'espère que les choses sont plus claires, à présent.



08/01/2015
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